Les liaisons dangereuses, ou comment se développe le processus inflationniste ?

Dans cet article, j’ai l’intention d’expliquer comment l’inflation a démarré cette année, quel est son état actuel de développement et quelles seront les prochaines étapes qu’elle pourrait franchir dans le futur.  Pour décrire le processus inflationniste, je propose de raconter son histoire que j’ai appelée « Les liaisons dangereuses ». Si j’ai choisi le même titre que celui du roman de Pierre Choderlos de Laclos, c’est pour la seule raison que l’inflation est un mécanisme qui se caractérise par une suite de liaisons qui s’avèrent dangereuses pour les sociétés, les économies et les hommes qui y sont soumis. Ces relations qui s’enchaînent entre elles pour former ensemble le processus inflationniste comportent de multiples étapes dont chacune va être décrite dans un paragraphe distinct

1ère étape : certains biens et services deviennent rares en 2022

En termes économiques, un bien est défini comme rare à partir du moment où il existe un déséquilibre important entre la quantité de ce bien demandée par le marché et celle qui est offerte au même moment. C’est ce qui s’est passé cette année pour plusieurs produits de différents types (métaux, composants, énergie etc.), parmi lesquels j’ai choisi le pétrole et le gaz, car ce sont eux qui ont le plus de conséquences sur l’ensemble de nos économies. Les produits pétroliers n’étaient pas rares sur la planète jusqu’au moment où la Russie, après avoir attaqué l’Ukraine, a décidé d’arrêter d’approvisionner l’Europe en pétrole et surtout en gaz.

2ème étape : la rareté des produits pétroliers a engendré immédiatement une hausse très forte de leurs prix

Une des lois économiques de base rejoint le dicton populaire selon lequel « Tout ce qui est rare est cher ». Le prix du gaz mesuré sur le marché néerlandais en mégawattheure (MWh) était de 30 euros en septembre 2021. Il passe à 120 € en février 2022 avec le début de la guerre en Ukraine, à 350 € en août, et redescend aujourd’hui à 200 €, multipliant le prix du gaz en Europe par plus de 6 en 1 an.

3ème étape : la hausse des prix des produits pétroliers se transmet dans l’ensemble des filières très dépendantes du secteur de l’énergie … et dans les autres

Les secteurs de la chimie, des engrais, du verre, de l’aluminium, du ciment, de la céramique, de l’acier etc. sont très dépendants du prix du gaz, car ils en sont de gros consommateurs : dans le secteur de la chimie par exemple, le prix de l’ammoniac a explosé, car le gaz représente la plus grosse partie de son coût. La hausse des prix mesurée sur un an fin septembre pour les produits manufacturés a été de 5,6 % en zone euro et 3,6 % en France, stimulée par celle des énergies de 40,8 % en zone euro et de 17,8 % en France. Quant aux prix des produits alimentaires, ils ont également beaucoup augmenté de 11,8 % en zone euro et de 9,9 % en France, car la guerre a réduit le volume des exportations de céréales en provenance de l’Ukraine et de la Russie.

Globalement, la hausse des prix en 2022 mesurée par l’indice des prix à la consommation est de 10 % dans la zone euro, et de 5,6 % en France, à comparer à 0,5 % en 2020 et 1,6 % en 2021 (1). Il y a bien eu une forte accélération de la hausse des prix provoquée par la crise énergétique. Mais peut-on l’appeler aujourd’hui « inflation » ? C’est à mon sens un peu tôt, car l’inflation exige qu’il y ait une augmentation durable, générale et auto-entretenue de tous les prix avec une perte du pouvoir d’achat de la monnaie. Nous n’en sommes pas encore là.

4ème étape :  dans les filières très dépendantes du secteur de l’énergie, les entreprises européennes sont moins compétitives, ferment des usines avec des risques de délocalisations.

Beaucoup de grands groupes européens ont fermé des usines : BASF, un des plus grands groupes chimiques mondiaux qui fabrique de l’ammoniac a été obligé d’arrêter sa production dans ses usines de Ludwigshafen, car celle-ci n’était plus rentable. ArcelorMittal a éteint son haut-fourneau à Brème et réduit sa production à Hambourg. Yara, une grosse multinationale norvégienne, spécialiste des engrais, a réduit sa production des 2/3. Selon son directeur général, « Si vous prenez l’urée, par exemple, au moment où on a décidé de fermer, cela nous coûtait 2 000 $ (2040 €) la tonne à produire et ça se vendait 800 $. Aux États-Unis, une même tonne coûte 200 $ et en Russie 100 $. (2)

La tentation de délocaliser peut être forte, avec des coûts 10 fois moins chers.

5ème étape : la Banque centrale européenne (BCE), inquiète de la hausse des prix à la consommation de 10 % dans la zone euro, a décidé d’intervenir pour les faire refluer en augmentant le coût des crédits.

Cette décision mérite explication : la BCE a pour mission principale le maintien de la stabilité des prix. Lorsqu’il y a 10 % d’inflation, son objectif essentiel va être de faire baisser ce taux pour qu’il se rapproche de 2 % qui est la norme de bonne gestion. La manière la plus efficace pour réussir est d’arriver à freiner les dépenses des ménages, des entreprises et des administrations, car si leur demande baisse, les prix des produits redescendront. La BCE n’a pas d’outils d’intervention directe sur les agents économiques, mais elle peut les influencer en augmentant les taux d’intérêt que les banques et autres institutions financières vont devoir lui payer pour être financées par elle, ce qui les obligera ensuite à répercuter sur leurs clients cette hausse du coût des crédits.

La BCE est déjà intervenue deux fois en juillet et septembre en augmentant ses taux d’intérêt qui sont en septembre de 1,25 % pour les opérations de refinancement et de 1,50 % pour la facilité de prêt marginal. Ses taux d’intérêt vont continuer à grimper vite, puisqu’elle a prévu des hausses en octobre et en décembre, le coût du crédit pour les refinancements sera alors en fin d’année de 3 %. Ces taux d’intérêt payés par les banques vont être répercutés sur les ménages et les entreprises entraînant des augmentations importantes du coût de leurs crédits.

Comme les décisions de la BCE vont continuer jusqu’en décembre à renchérir le coût des crédits accordés aux entreprises et aux ménages, il faut s’attendre à une récession en 2023

La consommation des ménages et les investissements des entreprises qui représentent environ les deux tiers du PIB risquent d’être affectés par les décisions prises par la BCE. Il est donc possible qu’ils contribuent à engendrer une récession en 2023 en France, d’autant que s’ajouteront d’autres facteurs récessifs tenant à la conjoncture internationale.

Je ne vais pas aller plus loin dans ce récit du processus inflationniste, car je ne sais pas si les mesures prises par la BCE seront suffisantes pour briser sa dynamique. J’espère néanmoins qu’elles seront efficaces et permettront d’éviter une inflation galopante.

(1) L’écart des taux d’inflation entre la France et la zone euro s’explique par le bouclier tarifaire ; il reste que l’inflation française reste faible par rapport aux 17 % des Pays-Bas et 11 % de l’Allemagne

(2) Voir l’article très documenté du journal Le Monde du mardi 4 octobre intitulé « Crise de l’énergie : l’Europe craint une vague de délocalisations »

3 commentaires sur “Les liaisons dangereuses, ou comment se développe le processus inflationniste ?

  1. Bonsoir Jean, merci pour ton analyse claire et chiffrée des débuts d’inflation et des risques d’amplification. Est-ce que ces événements vont rendre de plus en plus onéreuses les opérations d’emprunts pour faire face au servie de la dette ? On a l’impression d’étré entré depuis les dérapages financiers résultant de la crise du Covid, dans la spirale infernale et sans fin de l’endettement !

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    1. Cher Claude, la décision de la BCE d’augmenter ses taux d’intervention aura pour effet immédiat de faire augmenter les taux d’intérêt de tous les agents économiques qui vont emprunter dans le futur, aussi bien les ménages que les entreprises privées et les administrations publiques. Pour ce qui concerne la dette publique, la hausse des taux d’intérêt va faire augmenter le coût des obligations émises par l’État pour financer son déficit budgétaire et va donc contribuer à accroître le service de la dette d’autant plus rapidement que les taux d’intérêt avant la décision de la BCE étaient quasiment nuls et qu’ils vont monter très vite.

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