La nouvelle mondialisation est déjà en marche

Dans les trois articles précédents, nous avons présenté un cadre d’analyse global de la mondialisation en deux volets complémentaires : je me suis intéressé à la dimension macro-économique en évoquant trois scénarios possibles, la mondialisation fracturée en blocs amis ou ennemis, la mondialisation ralentie (slowbalisation) et la démondialisation caractérisée par la priorité donnée aux marchés locaux et à la relocalisation des activités.

Quant à Ronan Hascoët, il a développé une analyse micro-économique de la fonction achat en montrant que celle-ci est bouleversée et doit être réorganisée sur quatre plans : l’analyse du besoin, la gestion des risques amont, la relation fournisseur et la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE).

Où en sommes-nous aujourd’hui ? les entreprises ont-elles changé leur manière de gérer leurs achats ? un scénario se développe-t-il plus vite que les deux autres ? Nous n’avons pas la prétention de pouvoir répondre à ces deux immenses questions, mais nous pouvons évoquer quelques initiatives concrètes qui illustrent un des trois scénarios, ou un des quatre plans de la gestion des achats.

Deux initiatives illustrant le scénario de la mondialisation fracturée en blocs.

La première concerne la politique d’Apple vis-à-vis de la Chine. La fabrication de produits électroniques comme les iPhones avait été délocalisée depuis longtemps en Chine, et Apple a engagé un vaste programme de relocalisation en Inde. D’autres grands groupes européens sont en train de suivre son exemple. L’Europe centrale et l’Asie du Sud-Est considérées comme des pays « amis » seront sollicitées pour rapatrier des activités localisées jusqu’alors en Chine. Comme 51 000 entreprises dans le monde ont un ou plusieurs fournisseurs directs de rang 1 et au moins 5 millions d’entreprises, un ou deux fournisseurs de rang 2 en Chine et dans la région, le réservoir pour relocaliser dans les pays amis est vaste.

La deuxième est le projet porté par la Commission européenne appelé Global Gateway ou « portail mondial » (1)

Ce projet géopolitique doit mobiliser d’ici 2027 300 milliards d’euros de fonds publics et privés dont 153 milliards de fonds communautaires. Il s’agit de financer des projets d’infrastructures en dehors de l’Union Européenne : 87 projets ont été retenus, la construction d’un câble électrique sous-marin entre la Géorgie et la Roumanie, d’un câble en fibre optique sous-marin qui reliera l’Afrique du Nord à la France, Chypre, l’Italie, l’Espagne et le Portugal, des nouvelles capacités éoliennes et solaires au Bangladesh, l’extension du port de Banjul en Gambie et le développement d’une flotte de bus électriques au Costa Rica. Global Gateway est à l’évidence une réponse du bloc européen aux routes de la soie chinoises. Espérons qu’il sera mené jusqu’au bout.

Deux exemples illustrant le scénario des relocalisations et la priorité aux marchés locaux

Le premier concerne l’investissement de 3,5 milliards d’euros dans un cracker à Anvers annoncé le 13 février par l’entreprise britannique de pétrochimie Ineos (2). Cette usine doit transformer de l’éthane en éthylène, ce qui permettra de produire ensuite des plastiques et polymères entrant dans la fabrication des pales d’éoliennes, des isolants pour le bâtiment et des produits médicaux. Cet investissement a de quoi surprendre, car l’industrie européenne n’est plus compétitive depuis longtemps sur ce type de production. Mais Jason Meers, le directeur du projet, explique qu’il sera rentable, parce qu’outre le fait que le marché européen absorbera cette production nouvelle, la matière première, l’éthane, sera importée des « États-Unis grâce à la flotte de bateaux appartenant à l’entreprise Ineos ». Acheter de l’éthane à un prix américain, cela aide pour relocaliser.

Le deuxième a trait aux dix-huit projets retenus dans le cadre de la procédure « France relance » prévoyant des financements publics pour des relocalisations de la fabrication de médicaments (3) : parmi eux, citons le groupe de chimie fine Axyntis qui prévoit de produire de l’adrénaline et de la noradrénaline, deux molécules cruciales en réanimation qui avaient manqué en 2020, le laboratoire Pierre Fabre qui produira dans son usine de Gaillac un anti-cancéreux le Mektovi, et le laboratoire Diverchim spécialisé dans la fabrication de curares et d’anesthésiques.

Un exemple illustrant la slowbalisation

Pascal Lamy, l’ancien directeur général de l’OMC, a prévu que la mondialisation allait se poursuivre, même si son rythme devient plus lent. Le chancelier allemand Olaf Scholz et son ministre de l’économie Robert Habeck, bousculés par l’arrêt brutal des livraisons de gaz russe, se sont lancés dans une recherche systématique de nouveaux pays fournisseurs d’énergie. Ils ont rencontré en peu de temps l’Afrique du Sud, le Canada, la Norvège, les pays du Golfe et l’Amérique latine pour leur proposer d’acheter du gaz, de l’hydrogène et des métaux comme le lithium :  la mondialisation est toujours à l’ordre du jour…

Tournons-nous maintenant vers l’article de R. Hascoët en cherchant des exemples illustrant les quatre plans qu’il a distingués.

Illustrant l‘analyse des besoins, deux exemples d’entreprises ayant réussi à substituer un produit qui n’est plus disponible par un autre.

Premier exemple : le remplacement du gaz russe par du propane

Comme l’explique Carl Haeusgen, le Président de la fédération allemande des constructeurs de machines et patron de l’entreprise HAWE, « Nous avons analysé notre dépendance au prix du gaz et avons modifié nos processus de production. Nous avons construit des réservoirs à propane, susceptibles d’être remplis par camion, au cas où le gaz viendrait à manquer. Cela a pris quelques mois. Beaucoup d’entreprises ont fait de même » (4).

Deuxième exemple : le remplacement du gaz par de l’ammoniac

Selon la journaliste Cécile Boutelet qui a écrit l’article du Monde sur « L’Allemagne sans gaz russe », « Le groupe BASF a réagi à la hausse des prix en important non plus du gaz, mais de l’ammoniac (NH3)), un dérivé qu’il fabriquait jusque-là dans ses propres usines. L’ammoniac se situe en amont des lignes de fabrication comme les engrais. Il peut être facilement importé depuis des pays où le gaz est moins cher » (4).

Illustrant la gestion des risques amont, l’exemple d’une politique de réindustrialisation et de relocalisation qui a pour effet de réduire les risques amont

Au cours d’un échange avec Cédric Guillouet, directeur du Conseil chez Oxalys, Franck Milon, Directeur achats EMEA chez le sous-traitant automobile L&L Products, explique que « 81 % de nos achats sont aujourd’hui localisés ; nous avons toujours pris en compte la gestion des risques dans nos choix. Or acheter à l’étranger induit des risques supplémentaires. Parfois, certaines activités ne sont plus relocalisables ; nous travaillons donc avec la R&D pour trouver des alternatives biosourcées ». (5)

Illustrant la relation fournisseur, trois initiatives originales pour changer les relations avec les fournisseurs

Première initiative : mieux partager la valeur créée avec ses fournisseurs : l’exemple de Toujust.

Fabrice Gerber est le fondateur de Toujust, un nouveau modèle de magasin discount dans l’alimentaire, ouvert à Alès dans le Gard le 1er mars, pratiquant « des prix au minimum moins chers de 5 % que chez Lidl ou Aldi » (6). Il a également innové en créant des liens capitalistiques durables avec ses fournisseurs. Comme il l’explique, « Il fallait trouver un pacte d’associés qui puisse lier un fournisseur à un distributeur, tout en respectant le code de commerce et de la distribution ». Les fournisseurs détiendront 99,9 % d’une société sœur de l’entité qui gère les magasins Toutjust, le tout étant chapeauté par une holding. Un pacte d’associés noué entre les deux entreprises permet de récupérer les capitaux versés par les fournisseurs pour les utiliser uniquement au déploiement des magasins et non pour payer des frais de structure ». Les industriels pourront ensuite entrer ou sortir du dispositif au gré de rachat de parts ou d’augmentation du capital ».

Deuxième initiative : l’investissement d’un milliard d’euros pour relancer l’activité de la mine d’Échassières dans l’Allier pour produire assez de lithium pour fournir 700 000 véhicules électriques par an dès 2028.

C’est l’exemple type de la création d’une filière locale dans une activité qui avait été organisée à l’époque de la mondialisation heureuse avec un maximum d’échanges entre de multiples sites de production mondialisés. Stéphane Bourg, directeur de l’Observatoire français des ressources minérales, lors d’une conférence m’avait appris que le lithium produit dans cette mine faisait entre 30 000 et 50 000 kilomètres avant d’arriver dans une batterie intégrée dans une voiture vendue en France. Il en fera beaucoup moins maintenant.

Troisième initiative : le recours à des fournisseurs inattendus : les pharmaciens remplacent les industriels

Pour pallier les pénuries de certains antibiotiques comme l’amoxilline à usage pédiatrique, l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) a fédéré un réseau d’une cinquantaine de pharmacies pour produire ces médicaments. Par exemple, dans la pharmacie Delpech rue Danton à Paris, « dans les méandres du sous-sol, une petite armée de soixante-dix préparateurs s’attelle depuis le matin à la fabrication de préparations magistrales » (7). Un tiers de la production d’amoxilline en France provient de ces pharmacies préparatoires.

Illustrant la Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE)

La RSE est certainement un des chocs le plus fort que les services achat doivent maîtriser, car ses implications sont nombreuses. La « bible » en matière d’achats responsables est incarnée par l’Observatoire des achats responsables (ObsAR) qui publie chaque année son baromètre (8). J’ai aussi trouvé dans le blog des experts achats une définition des trois enjeux essentiels concernant la démarche d’achats responsables qui me semble incarner toute la richesse du métier d’acheteur aujourd’hui (9). Je vous en propose la lecture.

1er enjeu : l’environnement : un raisonnement écologique, la performance énergétique, la réduction des déchets, la durée de vie des produits, la préservation des ressources …

2ème enjeu : l’éthique et la société : les droits de l’homme, les conditions de travail, l’insertion, la diversité …

3ème enjeu : l’économie : les coûts, la qualité des produits, les délais de livraison …

Être acheteur aujourd’hui est devenu un superbe métier, de plus en plus stratégique pour les organisations. Cantonné dans le passé à des simples enjeux de coût, puis de délais et de qualité, la prise en compte de la RSE et des 3 enjeux évoqués ci-dessus amène certes une complexité supplémentaire à ce métier, mais lui apporte ce supplément d’âme et de sens qui en fait tout son charme.

  • Voir le Journal « Le Monde » du 28 février intitulé « Les débuts laborieux des « routes de la soie » européennes »

  • Voir le journal « Le Monde » du 21 février intitulé « Un choc historique pour l’économie européenne

  • Voir le journal « Le Monde » du 10 janvier intitulé « Le défi de la relocalisation des médicaments »

  • Voir le journal « Le Monde » du 28 février l’article intitulé « l’Allemagne sans gaz russe »

  • Voir l’article « Le rôle des Achats, vu par Oxalys compte-rendu de l’atelier Oxalys

  • Voir le journal « Le Monde » du 28 février l’article intitulé « Toujuste, un nouveau modèle de magasin discount »

  • Voir le journal Le Monde du 25 janvier intitulé « Amoxilline : les pharmaciens à la rescousse des industriels

  • Le 14ème baromètre de l’ObsAR, publié le 7 février 2023, est d’une très grande richesse et certaines parties comme « Contexte et Gouvernance des achats responsables » et « Formalisation de la démarche d’achat » éclairent les motivations des acheteurs et la démarche qu’ils suivent.

  • Voir Le Groupe Manutan le blog « Qu’est-ce qu’un achat responsable et quels sont les bénéfices pour l’entreprise ? » article mis à jour le 13 septembre 2022
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