Dans les deux articles précédents, j’ai montré pourquoi et comment l’état stable de la mondialisation dite « heureuse » avait été bouleversé par la Covid 19 et la guerre en Ukraine. Des hypothèses ont été émises au travers de trois scénarios possibles, la mondialisation fracturée en blocs amis ou ennemis, la slowbalisation et la démondialisation. Personne ne sait vraiment quel scénario sera le plus probable, mais une chose est sûre, quel que soit le scénario, nos sociétés et nos économies ne fonctionneront plus comme auparavant. Toutefois, bien que l’incertitude soit grande, rien n’empêche d’avoir des idées sur les contours de ce qui nous attend dans les années qui viennent. C’est ce que je propose de faire maintenant en nous intéressant à la manière dont les pratiques de gestion des entreprises vont se transformer dans ce monde nouveau.
Aucune fonction de gestion dans une organisation publique ou privée ne pourra échapper à la tempête ! Qu’il s’agisse de gestion financière, de comptabilité, de marketing, de gestion commerciale, de relations humaines, de gestion de production etc., les bouleversements dans la chaîne de valeur obligeront à revoir entièrement la manière dont étaient organisés et reliés entre eux tous les services des entreprises publiques et privées. Cela dit, peut-on dès à présent faire de la prospective sur les changements à introduire dans la gestion des fonctions de l’entreprise ? La réponse est positive, et elle m’a été donnée par Ronan Hascoët, directeur pédagogique de CDAF Formation, organisme spécialisé dans les achats. Celui-ci m’a proposé de compléter mes deux articles sur la mondialisation par une analyse qui, prenant un angle différent, étudie les impacts que la nouvelle mondialisation exerce sur la fonction achat. Sa réflexion présentée ci-dessous est intéressante, car elle montre qu’à partir des enseignements macroéconomiques, on peut tirer des conclusions sur la manière dont les entreprises doivent entreprendre des réorganisations pour faire face à la nouvelle mondialisation. De plus, le sujet des achats est stratégique : d’un point de vue macro-économique, au niveau d’un pays comme la France, mesurés par les consommations intermédiaires, les achats ont une valeur supérieure à celle du PIB. Et d’un point de vue micro-économique, ils représentent environ 60 % du chiffre d’affaires des entreprises. C’est considérable et particulièrement stratégique car, sur les marchés très concurrentiels, il peut être plus difficile d’augmenter les ventes que de baisser la valeur des achats.
En conclusion, l’analyse de Ronan Hascoët est judicieuse, car elle propose de réfléchir sur tous les postes comptables de dépenses du compte de résultat pour repérer ce qu’il faut changer dans la gestion future des entreprises.
« Nouvelle » mondialisation » : impacts sur la fonction Achat
par Ronan Hascoët
Rétrospective sur la fonction
Bien qu’acheter soit vieux comme le monde, la naissance de cette fonction telle que nous la connaissons est assez récente, elle est née vers 1850, au même moment que la fonction Qualité, lors du développement du réseau ferroviaire aux États-Unis (Source : Harold E. Fearon – Gestion des matières et des approvisionnements).
La fonction a depuis gagné en maturité principalement lors des périodes de fortes tensions sur les marchés amont (guerres mondiales, crises pétrolières…) pour passer d’une fonction administrative considérée comme un poste de coût à une fonction créatrice de valeur pouvant apporter des avantages compétitifs à toute organisation publique ou privée.
Ce changement de statut s’est effectué avec lenteur et, même aujourd’hui, elle est moins valorisée que la fonction commerciale alors que les achats, mesurés au travers des consommations intermédiaires, représentent 57 % de la production nationale de la France contre 43 % pour le PIB.
Vers la « nouvelle » mondialisation
Bien qu’encore indéfinie dans son modèle, on peut d’ores et déjà entrevoir le bouleversement de cette « nouvelle » mondialisation sur les circuits d’approvisionnements et les habitudes de sourcing (1) des acheteurs. En parallèle, elle offre une opportunité à la fonction Achat de poursuivre son évolution pour répondre aux enjeux induits par ce nouveau contexte. Cette évolution lui permettra de poursuivre sa quête de reconnaissance. L’histoire retiendra dans le futur ces évènements comme un marqueur de l’évolution de la fonction.
La « nouvelle » mondialisation en perspective
Même si cette « nouvelle » mondialisation n’est pas encore installée, nous pouvons déjà dégager quatre tendances fortes qui vont transformer la fonction Achat.
- L’analyse du besoin
L’accès à certaines matières premières, aux énergies et à d’autres denrées va devenir plus compliqué, voire impossible. Le conflit en Ukraine a déjà impacté de façon significative certains marchés (gaz, blé, engrais…). La « nouvelle » mondialisation va réduire « le terrain de jeu » des acheteurs et limiter les zones de sourcing.
Ces restrictions vont amener les organisations à s’interroger sur leurs besoins. En effet, si elles ne peuvent plus s’approvisionner, elles devront se tourner vers la recherche de produits de substitution et c’est précisément là que la fonction Achat, confrontée à des restrictions majeures, a un rôle majeur à jouer.
Faisons un gros plan sur l’analyse du besoin : un acheteur n’achète pas des biens ou des services, mais des fonctions. Très souvent, la demande d’achat doit être reformulée par le service achat afin d’ouvrir à une multitude de solutions qui n’avait pas été envisagée au départ par le service demandeur. C’est un des principaux apports à la valeur ajoutée de l’entreprise.
Le nouveau contexte permettra à la fonction d’instaurer cette démarche de façon permanente, alors qu’elle est d’habitude peu intégrée dans cette étape où 75% des coûts sont figés.
- La gestion des risques amont
La mondialisation a démultiplié les risques amont, qu’ils soient liés aux marchés, aux risques naturels ou géopolitiques… La « nouvelle » mondialisation va encore accélérer les attentes des organisations sur la gestion des risques amont par les Achats. Car, la réduction des zones de sourcing va conduire beaucoup d’organisations à revoir leurs filières d’approvisionnements, avec pour conséquence la révision de leur cartographie des risques. Certaines filières seront même confrontées à des situations de pénuries, que cela soit avec les fournisseurs directs, mais aussi avec des fournisseurs de rang 2, rang 3…
Nous évoluons dans un environnement B.A.N.I (Brittle, Anxious, Non-Linear, Incomprehensible, soit en français : Fragile, Anxieux, Non linéaire, Incompréhensible) (Concept développé par Jamais Cascio) : la fragmentation des blocs entraîne des blocus, des interdictions de commercer avec certains pays. Situations qui peuvent surgir du jour au lendemain, comme nous l’avons vécu récemment avec l’Iran en mai 2018 et la Russie en février 2022.
Alors quel impact pour la fonction Achat ?
Plus que jamais, la fonction devra faire face à ces changements brusques et irrésistibles. Le double sourcing, une analyse des risques sur l’ensemble de la chaine d’approvisionnement vont devenir des activités incontournables pour les acheteurs.
- La relation fournisseur
Les situations de tensions, voire de pénuries sur certains marchés, suite à la crise COVID-19 et à la guerre en Ukraine, ont inversé le rapport de forces entre acheteurs et vendeurs.
Le volume d’achat n’est plus un élément suffisant pour faire pression sur les fournisseurs qui seront de plus en plus en capacité de choisir leurs clients. Gérer la relation fournisseur, contribuer à leur développement, mettre en place des mécanismes pour mieux partager la valeur créée sont déjà des éléments capitaux pour la fonction Achat qui vise la « séduction » des « meilleurs » fournisseurs.
Un autre défi s’ouvre à la fonction Achat !
Un autre défi s’ouvre à elle : la création de nouvelles filières locales. La « nouvelle » mondialisation va bouleverser certains marchés et pousser les fonctions Achat et les pouvoirs publics à se concerter pour créer ou développer des filières locales fautes d’autres sources suffisantes. Le manque de masques lors de la crise du COVID-19 a mis en lumière les conséquences de 30 ans de mondialisation, notre dépendance vis-à-vis des pays asiatiques, et en particulier de la Chine. Ces évènements ont créé un électrochoc auprès de la classe politique qui a pris conscience des risques de cette dépendance. Cela a eu pour conséquence un grand nombre de débats sur la relocalisation des filières « stratégiques » comme l’a proposé le sénateur Jean-François Longeot, (groupe Union centriste) « Dans certains cas, la délocalisation est réversible : c’est la relocalisation. Souhaitons-nous envisager une nouvelle vague de relocalisations et quels en seraient les ressorts ? Les aides à la relocalisation attirent surtout des chasseurs de prime, qui quittent le territoire dès la fin de la période d’exonération. Les relocalisations pérennes sont liées à des enjeux de compétitivité par l’innovation et non par les prix. Privilégions les relocalisations néo-schumpetériennes liées à l’innovation plutôt que les relocalisations tayloriennes de baisse des coûts. Je pense à la recherche médicale, à l’hydrogène… » (Source : Crise du COVID-19 et relocalisation de productions stratégiques – Compte rendu analytique officiel du 27 mai 2020 – Sénat)
Des projets concrets vont s’accélérer ou voir le jour. Tel celui de la mine souterraine sur le site de Beauvoir (Allier) d’un milliard d’euros d’investissement qui devrait produire assez de lithium pour fournir 700 000 véhicules électriques par an dès 2028. (Source usine nouvelle – 24 octobre 2022).
La fonction Achat a un rôle à jouer pour soutenir, créer et développer ces filières locales. En effet, en groupant ses besoins avec d’autres organisations et en donnant de la visibilité sur leurs commandes, elle permet, avec l’aide des pouvoirs publics, de donner vie à ces nouvelles filières.
- La Responsabilité Sociétale des Entreprises (RSE)
Les attentes des clients et celles des consommateurs finaux deviennent de plus en plus fortes. Comme les achats représentent en moyenne 60 % du chiffre d’affaires des organisations, la fonction Achat a un poids considérable sur la RSE puisqu’elle peut orienter les flux financiers vers les couples produits/fournisseurs les plus vertueux. Les achats Responsables, qui sont la déclinaison de la RSE aux achats, vont devenir plus prégnants avec la « nouvelle » mondialisation. Aujourd’hui, la fonction est très souvent prise en étau entre l’exigence très forte de réduction des coûts sur laquelle elle est directement évaluée et la politique RSE de l’organisation.
La « nouvelle » mondialisation oriente le sourcing low-cost vers un sourcing à plus haute valeur ajoutée. Les attentes en termes de réduction de coûts imposée à la fonction vont-elles également suivre la même tendance ?
- Le mot « sourcing » désigne l’action de recherche, de localisation et d’évaluation d’un fournisseur
Bonjour Jean, merci pour cet article qui est plein d’informations intéressantes sur la fonction achat et les pistes sur lesquelles elle peut se diriger pour contribuer à aider l’entreprise à se sortir de passes très difficiles. Amicalement.
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