Avant de me lancer dans un exercice de prospective fortement aléatoire qui composera la deuxième partie, il est déjà possible aujourd’hui de faire un constat : le modèle de la mondialisation des 30 dernières années s’est terminé avec la COVID 19 et la guerre en Ukraine, c’est l’objet d’une première partie.
1ère partie : la baisse continue des prix et des coûts et la hausse du pouvoir d’achat dans le monde entier ont été remplacées par la hausse des prix et des coûts et une croissance plus faible qu’auparavant.
Nous avons changé en deux ans de monde économique : nous sommes passés d’une croissance sans inflation à une forte hausse des prix. En France, le taux d’inflation a été multiplié par plus de 3 : entre 2021 et 2022, il est passé de 1,6 % à 5,2 %. Dans la zone euro, il a presque doublé en passant de 4,9 % à 9,2 %. Quant aux États-Unis où l’inflation avait démarré plus tôt en 2021, l’indice des prix (IPC) est passé de 1,36 % en 2020 à 7,04 % en 2021.
La pandémie avait révélé que les pays occidentaux, en délocalisant leurs productions de médicaments, étaient devenus dépendants de la Chine et de l’Inde. En 2020, 80 % des médicaments vendus en Europe et aux États-Unis ont été fabriqués à partir de principes actifs importés à partir de ces deux pays d’Asie qui peuvent augmenter leurs prix puisque nous ne pouvons pas les produire chez nous.
La guerre en Ukraine est également un facteur important de hausse des coûts des produits alimentaires et du gaz naturel qui s’est transmise dans l’ensemble des filières industrielles et agricoles. Cette hausse des coûts risque de durer tant que la guerre en Ukraine demeurera, car celle-ci engendre une grande incertitude pesant sur les anticipations des acteurs économiques qui peuvent être également réticents à investir faute de perspectives claires.
Ces données peu encourageantes sont heureusement compensées par des facteurs positifs : le premier est que la forte hausse des prix n’a pas engendré une boucle inflationniste, en particulier entre les prix et les salaires, de sorte que les prix pourront ralentir si les tensions géopolitiques se calment. L’autre facteur concerne les politiques monétaires menées par les banques centrales des USA (la FED) et de la zone euro (la BCE) qui visent à calmer la hausse des prix grâce à une augmentation des taux d’intérêt.
En conclusion de ce tour d’horizon rapide, retenons l’enseignement majeur : nous avons définitivement quitté l’ère des prix et des coûts baissant régulièrement (low cost) pour entrer dans une période où les coûts et les prix seront élevés (high cost), où l’incertitude règnera et où la mondialisation sera susceptible de prendre des formes variées et inattendues.
2ème partie : les trois formes possibles que peut prendre la mondialisation dans le futur
Remarque préalable : pendant la mondialisation « heureuse », il y avait un régulateur mondial, l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qui était chargée de veiller au respect des règles concernant les échanges internationaux. Elle disposait d’une autorité et de moyens suffisants pour contraindre les grands pays à obéir à ses injonctions, en particulier un organe d’appel, sorte de « cour suprême » tranchant en dernier recours. Celui-ci était composé de sept membres nommés pour 4 ans et renouvelables une fois, élus à l’unanimité par tous les pays appartenant à l’OMC. Ce sont les Américains qui ont détruit cet organe d’appel, Donald Trump ayant décidé de bloquer toute nouvelle nomination de sorte que progressivement, les 7 juges ont disparu et leur fonction avec. Joe Biden n’étant pas intervenu pour relancer les nominations, l’organe d’appel n’existe plus ; un pays peut toujours porter plainte contre un autre pour des pratiques anticoncurrentielles, mais il ne pourra plus obtenir satisfaction à sa demande. Comme l’indique justement un article du Monde, « Le grand jeu de la mondialisation n’a plus d’arbitre » (1).
Abordons maintenant les trois scénarios possibles.
1er scénario : la mondialisation fragmentée en plusieurs blocs
Compte tenu des fortes tensions géopolitiques liées à la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine en 2019, puis la guerre en Ukraine se surajoutant, une des voies possibles est de voir des blocs de pays se former parce qu’ils partagent les mêmes valeurs et les mêmes normes. Ces pays « amis » vont avoir des échanges uniquement entre eux et ignoreront dorénavant les autres blocs qui ne partagent pas ces mêmes valeurs. C’est ce que Christine Lagarde appelle le « friend-shoring », les délocalisations chez les amis, et pour elle, « cela ne consistera plus à déplacer les centres de production vers des marchés extérieurs, mais à le faire vers des pays amis » (2). Cette solution revient à restructurer les chaînes de valeur qui avaient été mises en place sur la planète entière pour les limiter à des zones amies. On peut imaginer que ce modèle est susceptible d’intéresser les États-Unis qui demanderont aux pays européens de les rejoindre. Il peut en être de même pour la Russie qui cherchera à se libérer des produits venant de l’Ouest pour s’approvisionner chez des pays amis. C’est ce que le ministre des affaires étrangères russe Sergueï Lavrov a déclaré vouloir faire : « Nous devons arrêter d’être dépendants des livraisons en provenance de l’Occident afin de garantir le développement de secteurs primordiaux pour la sécurité et l’économie russes ». Quant à la Chine qui a déjà dans son aire d’influence la Corée du Nord et le Pakistan, son choix sera difficile, car, si idéologiquement, elle est proche de la Russie, les échanges économiques avec l’Europe sont d’une autre dimension.
En définitive, y-aura-t-il deux, trois ou plus de blocs, personne ne le sait, cette hypothèse est crédible, mais pas satisfaisante, car elle revient à figer les échanges mondiaux en blocs ennemis.
2ème scénario : celui proposé par Pascal Lamy : la slowbalisation (3)
L’ancien Directeur général de l’OMC pense que les facteurs de globalisation restent supérieurs aux facteurs de fragmentation. Pour évoquer ce scénario, il utilise un mot pas très élégant, mais néanmoins facilement compréhensible, la « slowbalisation ». Cette expression signifie simplement que la globalisation des échanges va se poursuivre, mais en se ralentissant. Il met en avant deux arguments forts qui appuient sa thèse :
- Le premier concerne le développement considérable des échanges actuels et futurs des activités de services qui prennent le relais des échanges de biens. Cette explosion est due principalement à la digitalisation qui est un formidable outil pour les services.
- Le deuxième argument est que les entreprises, au vu des dysfonctionnements des marchés liés à la guerre, à la rareté de certains produits, à la dislocation des chaînes d’approvisionnement, ont recours de plus en plus à de nombreux fournisseurs pour s’approvisionner. Comme il le dit dans son interview,
« Si vous passez d’un fournisseur chinois, à trois fournisseurs, un chinois, un vietnamien et un bangladais, vous contribuez à la globalisation ».
En résumé, pour Pascal Lamy, la globalisation continuera à se développer, car elle dispose de nouvelles opportunités comme les activités de services et reste irremplaçable dans sa fonction de recherche des meilleurs fournisseurs mondiaux grâce à leur mise en concurrence.
3ème scénario : la démondialisation
De nombreux auteurs ont développé les notions de démondialisation ou de déglobalisation comme contre-modèle du système de libre échange et de dérégulation financière. Le premier auteur qui a utilisé le terme de déglobalisation est un sociologue philippin Walden Bello en 2002 (4). L’économiste français Jacques Sapir a également publié un ouvrage sur le même thème (5). Plus généralement, beaucoup de personnes aux motivations très différentes se réfèrent à cette notion. Néanmoins, parmi ces multiples partisants, on peut repérer des invariants qui forment l’ossature de ces théories et propositions.
- Le premier de la liste est la priorité donnée à la production à destination des marchés locaux qui s’oppose au recours aux marchés mondialisés.
- Le deuxième est la mise en place de mesures protectionnistes raisonnées pour protéger les économies ou les secteurs fragiles. Friedrich List a été un des premiers économistes à formuler une théorie protectionniste qui s’opposait au libre-échange en mettant l’accent sur la nécessité pour les pays ayant une industrie naissante de se protéger de la concurrence des pays avancés.
- Le troisième concerne des relocalisations d’activités qui avaient été abandonnées pour les réinstaller dans des zones de consommation. Cette pratique vise à réduire drastiquement les transports de marchandises sur des milliers de kilomètres que la mondialisation avaient mis en place. Citons un exemple dans le domaine de la santé, le projet d’usine à Roussillon (Isère) par l’entreprise Seqens pour produire du paracétamol, un principe actif utilisé dans le Doliprane et l’Efferalgan dont la fabrication avait été entièrement délocalisée en Chine et en Inde. Ce projet de 100 millions d’euros, financé pour un tiers par l’État, sera mis en production en fin 2025 et pourra fournir 15 000 tonnes de paracétamol couvrant 50 % des besoins de l’Europe. D’autres projets sont prévus en France, mais « Cela demande du temps. Entre la recherche et le développement sur les procédés de synthèse du principe actif, la mise en place de l’outil industriel et les contrôles qualité, il faut compter, en moyenne, entre trois et quatre ans avant de pouvoir commercialiser un produit » (6). Et j’ajouterai que cela demande aussi de l’argent car ainsi que l’explique M. Luzeau le Président de Seqens, « Sans cette subvention, nous ne l’aurions jamais fait » (6).
- Le quatrième est la régulation et le contrôle de la finance mondiale. Vaste programme pour un domaine où il est le plus facile de faire circuler les produits sur notre planète.
- Le cinquième, le plus important, concerne le réchauffement climatique et la biodiversité : à partir du moment où, dans les pays développés, les lieux de production se rapprochent des lieux de consommation, on réduit drastiquement les émissions de gaz à effet de serre et les pollutions liées aux transports. Une industrie verte peut progressivement se mettre en place, comme le souhaite Bruno Lemaire qui veut faire de la France « La première nation de l’industrie verte en Europe ». J’espère qu’il ne s’agira pas d’un vœu pieux.
(1) Voir « La crise de l’OMC ou la remise en cause d’une mondialisation régulée » dans le Monde du vendredi 6 janvier 2023
(2) Voir sa déclaration du 8 juillet 2022 aux Rencontres économiques d’Aix-en-Provence
(3) Voir l’interview de Pascal Lamy par Fabrice Gliszczynski et Fanny Guinochet dans le journal « La Tribune » du 21 juillet 2022 intitulé : « Poutine a jeté l’Europe dans les bras américains de l’OTAN et les Américains ont jeté Poutine dans ceux des Chinois »
(4) Voir son ouvrage « Deglobalization Ideas for un new world economy » 2002
(5) Voir Jacques Sapir “ La Démondialisation ” édit Le Seuil 2011
(6) Voir l’article du Monde du mardi 10 janvier 2023 intitulé « Le défi de la relocalisation des médicaments »
Bonjour Jean, merci pour ton article clair et intéressant. Il est vrai que le jeu des pronostics est très incertain et donc risqué. Le non spécialiste que je suis a tendance à penser que le futur se présentera comme une combinaison des scénarios 2 et 3… Je ne crois pas trop au scénario 1, car,dit-on l « l’argent n’a pas d’odeur » ! Amicalement .
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