Les sanctions prises à l’encontre de l’économie russe seront-elles efficaces ?

Lors des Journées de l’Économie (JECO) (1) organisées chaque année à Lyon auxquelles j’ai participé du 15 au 17 novembre, un atelier était consacré au problème suivant : « Sanctionner l’économie d’un pays : une solution ? » Les interventions des cinq conférenciers (2) ont été très riches et j’ai pensé que ce sujet vous intéresserait, compte tenu de son actualité. 

 Introduction : Qu’entend-on par « sanctions économiques »

Les sanctions économiques sont « des mesures coercitives, imposées par un pays ou un groupe de pays à un autre pays, son gouvernement ou des entités individuelles visant à induire un changement de comportement ou de politique ». Ces sanctions peuvent être générales ou ciblées, émaner d’un seul État (bilatérales) ou de plusieurs (multilatérales), commerciales et/ou financières.

On remarque immédiatement qu’il existe d’autres moyens permettant de faire changer la politique d’un pays, le plus important étant de lui faire la guerre. C’est d’ailleurs ce qu’a tenté de faire Vladimir Poutine avec son projet initial qui consistait à prendre le contrôle d’un pays voisin en moins de trois jours.

1ère partie : Pourquoi avoir pris des sanctions économiques vis-à-vis de la Russie ? 

Même si certains Français prétendent encore aujourd’hui que ce n’est pas la Russie qui a délibérément attaqué l’Ukraine, mais qu’elle avait de bonnes raisons de le faire, je vois plusieurs vraies causes qui justifient les sanctions prises : la 1ère, déjà citée, est que Poutine n’a jamais caché qu’il voulait renverser le gouvernement démocratiquement élu de l’Ukraine et le remplacer par un autre à sa botte. Cette agression a été condamnée par la résolution ES-11/1 de l’Assemblée Générale de l’ONU qui exige que « La Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine … et affirme son attachement à la souveraineté, l’indépendance, l’unité et l’intégrité territoriale de ce pays, y compris de ses eaux territoriales ». Cette résolution a été votée par 141 pays, 5 pays ont voté contre (Russie, Biélorussie, Corée du Nord, Érythrée, Syrie), et les 35 autres se sont abstenus. 

Mais la Russie ne s’est pas contentée d’envahir l’Ukraine, elle a commis de nombreux crimes de guerre en faisant des frappes visant des populations civiles dans des villes encerclées et en massacrant des civils.

Son comportement consistant à détruire systématiquement les équipements fournissant aux populations civiles de l’électricité et de l’eau est également condamnable et totalement inacceptable. Faute de gagner la guerre, Poutine se venge sur les personnes qui ne peuvent se défendre. 

En résumé, le Président de la Russie et son pays cochent toutes les cases justifiant les plus sévères sanctions possibles.

2ème partie : Les trois catégories de sanctions prises et leurs effets sur l’économie russe

1er type de sanctions : celles portant sur les énergies fossiles

La Russie est le pays le plus riche au monde en matière de réserves de charbon, de pétrole et de gaz. Elle avait juste avant la guerre les meilleurs clients avec des volumes d’achats de gaz considérables de 155 milliards de m3 réalisés par l’Europe au prix le plus élevé. En attaquant l’Ukraine, elle s’est tiré une balle dans le pied et s’est privée de ressources très importantes qui ne seront pas compensées par des achats de la Chine ou d’autres pays qui négocieront des prix beaucoup plus bas. La 1ère sanction prise par l’Europe le 1er août a été de décider un embargo sur le charbon. Plus une tonne de charbon ne sera achetée à la Russie dorénavant. Les autres sanctions qui ont été prises en matière d’énergie auront des conséquences plus fortes, car il s’agit de volumes et de valeurs plus importants : concernant le pétrole brut, il a été décidé un embargo à partir du mois de décembre et il en sera de même en février pour les produits pétroliers. Pour le gaz, il n’est pas encore prévu de sanctions.

2ème type de sanctions : les sanctions commerciales, auxquelles s’ajoutent les effets macroéconomiques de la guerre 

Les sanctions concernant les technologies utilisées pour produire des armes sont efficaces. Par exemple, la Russie manque de composants électroniques, ce qui explique pourquoi les machines à laver et les réfrigérateurs européens sont importés en masse pour que leurs cartes électroniques soient utilisées dans les chars et les autres armements. 

La guerre a entraîné d’autres conséquences qui s’ajoutent aux sanctions : plus de 1 000 entreprises privées occidentales dans des secteurs comme l’automobile ou l’alimentaire ont quitté la Russie. Cela a bien sûr aussi coûté aux entreprises européennes qui ont dû fermer leurs installations, mais la population russe a été pénalisée par la disparition de ses fournisseurs habituels.

La baisse des exportations de pétrole et de gaz a fait baisser le PIB de la Russie de 3 % en 2022 alors qu’il était prévu une croissance de 3 %. Cet écart d’environ 6 %, auquel il faut ajouter la production d’artillerie comptée dans le PIB, a engendré une chute de la consommation des ménages de 10 %. 

Enfin, la décision de Poutine de mobiliser les soldats russes a été très mal vécue par la population.

3ème type de sanctions : le gel des avoirs

Des sanctions ont été prises concernant ce que l’on appelle le gel des avoirs russes : les 1 200 personnes et la centaine d’entreprises visées par cette sanction n’ont plus accès à leurs comptes bancaires qui sont bloqués. Ils n’ont plus le droit de vendre leurs navires, leurs maisons et leurs propriétés et ils n’ont plus le droit de voyager. Dans le futur, il est envisagé trois mesures qui pourront durcir ces sanctions : possibilité de faire des saisies temporaires des avoirs ou de les confisquer, élargissement du nombre de personnes visées (les 20 000 personnes les plus riches du pays) et favoriser les lanceurs d’alerte.

A la fin de ce tour d’horizon sur les 3 types de sanctions et leurs effets possibles, on pourrait penser que ces nombreuses sanctions auront ensemble un impact décisif sur le gouvernement de la Russie et sa politique. Mais cela n’est pas évident, car il y a de nombreux effets contre-productifs qui viennent freiner l’efficacité des sanctions. C’est l’objet de la troisième partie.

3ème partie : Comme les relations entre « pays qui sanctionnent et pays sanctionné » sont interactives et multidimensionnelles, les experts ne sont pas au clair sur l’efficacité des sanctions prises à l’encontre de la Russie à moyen et long termes

J’ai retenu trois points dans les interventions des cinq conférenciers :

1er point : la formulation de la pertinence des sanctions

Les sanctions sont pertinentes si l’objectif visé est atteint (changement de la politique ou du gouvernement) avec le maximum de coûts chez le sanctionné et le minimum de coûts chez les pays qui sanctionnent.

2ème point : consensus des experts sur l’évaluation des effets à court terme des sanctions sur la Russie

Les sanctions prises n’ont pas encore produit d’effondrement de l’économie russe, mais elles devraient exercer des effets de plus en plus forts au cours du temps. Les embargos sur le charbon, puis sur le pétrole, puis sur les produits pétroliers vont progressivement réduire sérieusement les recettes d’exportation de la Russie alors qu’elles représentent avec le gaz ses principales ressources budgétaires. Le prix du baril de pétrole devrait continuer à baisser jusqu’à un seuil de 64 $ contre 81 $ aujourd’hui, ce qui va contribuer aussi à réduire ses ressources.

3ème point : les incertitudes sont très grandes à moyen et long termes, car nous sommes dans une économie mondialisée où interagissent de multiples acteurs, et en particulier la Russie qui ne restera pas inerte

Les sanctions aggravent la situation vécue par la population civile qui peut par exemple manquer de médicaments. Celle-ci peut se retourner contre ses dirigeants, ou au contraire renforcer le régime en place.  Une économie parallèle peut également se développer en Russie et renforcer le pouvoir des dirigeants qui vivent en symbiose avec les mafieux et les trafiquants.

De plus, Vladimir Poutine dispose de nombreux leviers pour contre-attaquer en ne livrant plus à un pays une goutte de pétrole et un mètre cube de gaz. Il peut à l’inverse livrer le pétrole qu’il ne vend plus aux Européens à la Chine et à l’Inde. Heureusement pour nous européens, ces ventes ne sont pas aussi rentables pour la Russie, car le prix négocié du baril sera beaucoup plus bas que celui du marché. De plus, l’Inde, qui a des capacités de raffinage importantes, pourra produire du gazole avec ce pétrole qu’elle exportera vers l’Europe dont la France qui ont encore de gros besoins, compte tenu de leur parc automobile pas suffisamment électrique. Le Président russe a également des alliés comme l’Iran qui lui livre des armements, et des pays comme la Turquie qui joue double jeu en organisant des livraisons de pétrole russe à des pays d’Europe malgré l’embargo et en profitant du fait qu’elle soit membre de l’OTAN. Quant à la Hongrie, elle n’a gelé que 3 000 € d’avoirs russes, une honte. 

Enfin, après le départ des entreprises européennes du territoire russe, des entreprises étrangères bénéficieront d’un effet d’aubaine et pourront les remplacer. Personne ne sait très bien comment ce méli-mélo d’interactions va évoluer, mais on peut prévoir tout de même qu’un des grands enjeux concernera les livraisons de gaz. Est-ce que l’Europe sanctionnera la Russie avec des mesures de restrictions quantitatives ? Arrivera-t-elle à obtenir un prix de marché minimum très en dessous du prix de marché actuel ? Telles sont les questions qui se poseront probablement dans un futur proche.

Espérons que les objectifs visés seront obtenus grâce aux sanctions … 

  1. Les Journées de l’Économie (JECO), crées en 2008 par Pascal Le Merrer, Professeur d’économie à l’ENS Lyon, rassemblent chaque année des économistes et des personnalités politiques renommés invités à échanger avec les citoyens présents ou connectés sur des sujets d’actualité très variés abordés avec un éclairage économique. Cette année, le thème général des trois journées était « BIFURCATION des économies, quel futur ? », un titre bien choisi, car nous vivons une période de rupture qui nous oblige à changer brutalement de direction.
  1. Les cinq conférenciers étaient Céline Antonin, économiste senior à L ‘OFCE et chercheur associé au Collège de France, Patrice Geoffron, Directeur du CGEMP et Professeur d’économie à Paris-Dauphine, Sergei Guriev, Professeur d’économie à Sciences Po Paris, Marie Obidzinski, Maître de conférence à Paris Panthéon Assas et Sophie Sidos, Présidente du Medef 38. 
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Un commentaire sur “Les sanctions prises à l’encontre de l’économie russe seront-elles efficaces ?

  1. Bonsoir Jean, merci pour ton important travail de synthèse et d’éclairage sur un sujet extrêmement complexe et incertain, comme tu le montres bien.

    Il y a certainement de bonnes raisons pour lesquelles l’Ukraine ne cherche pas à son tour à détruire les moyens de production et distribution russes d’électricité et d’eau. Il est probable (c’est le béotien qui parle) leurs fournisseurs d’armes défensives (USA, Europe…) les en dissuadent fortement pour ne pas engager d’escalade qui deviendrait hors de contrôle. Mais alors, comment la population ukrainienne va-t-elle pouvoir supporter de telles destructions en plein très dur hiver ? Tout cela m’inquiète fort. Amicalement.

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