AUKUS, un camouflet pour la France, mais aussi une opportunité pour l’UE de faire un bond en avant vers plus d’autonomie politique 

Les six premiers mois d’exercice du pouvoir par Joe Biden n’ont pas été un long fleuve tranquille pour les Européens, car celui-ci nous a réservé quelques surprises de taille. Faisons un point très rapide sur ses principales décisions.

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  • Les écarts entre les engagements et les décisions prises par Biden

Certaines décisions sont fidèles à celles annoncées, elles concernent deux sujets :

  • La politique économique intérieure avec le lancement de deux plans massifs, celui de relance « Covid-19 » de 1 900 milliards de $ suivi du deuxième de 2 250 milliards de $ étalé sur huit ans consacré notamment à la rénovation des infrastructures et à des investissements sociaux.
  • La politique internationale concernant le climat avec le retour dans l’Accord de Paris, la lutte contre la pandémie dans le cadre de l’OMS, et le renouement avec des instances internationales comme l’ONU et l’OTAN.

Deux décisions inattendues sont venues contredire les promesses de Biden qui avaient proposé une nouvelle ère de coopération intense entre les États-Unis et l’Europe.

  • Le premier accroc concerne le départ précipité des Américains d’Afghanistan sans qu’il y ait eu la moindre concertation avec les Européens sur les modalités et les dates du retrait. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cette décision solitaire n’avait rien d’élégant vis-à-vis des Européens, en particulier des Anglais et des Français, car ceux-ci avaient fait partie de la coalition internationale montée contre les talibans par George Bush dès 2001 et y sont restés jusqu’en août 2021, date de départ du dernier soldat américain.
  • Le deuxième accroc est plus grave, car il concerne le degré de confiance que l’on peut accorder à Joe Biden. 

Il s’agit de cette fameuse affaire AUKUS acronyme avec A pour Australie, KU pour United Kingdom, et US pour United States. Le 15 septembre, à 23 h, Biden annonce l’existence d’AUKUS qui est un pacte de sécurité signé par les trois pays. Il prévoit que l’Australie soit dotée à terme de sous-marins à propulsion nucléaire pour contrer l’influence de la Chine dans la zone Indo-Pacifique. Cette annonce est un camouflet pour la France, car la négociation de cet accord a été cachée jusqu’au dernier jour par les trois pays alors que l’Australie depuis 2016 s’était engagée à acheter à Naval Group (1), la société contrôlée à 62,49 % par l’État français, douze sous-marins à propulsion conventionnelle pour un montant de 31 milliards d’euros, dont 8 pour la France. La coopération sur le terrain entre les deux pays avait commencé avec des équipes d’Australiens installées à Cherbourg et de Français à Adelaïde pour construire le nouveau chantier naval. La moindre des choses aurait été, qu’entre alliés, la France soit tenue au courant de la préparation de ce pacte.

Après l’exposé des faits, passons maintenant à une analyse géopolitique des décisions prises.

  • Les deux grands choix stratégiques de Biden

Peut-être suis-je dans l’erreur, mais je crois qu’il est possible de distinguer dans les décisions prises deux choix fondamentaux qui ne changeront pas durant toute la durée du mandat du Président.

  • 1er choix fondamental : « America first » ou « l’Amérique d’abord », et abandon du rôle de « gendarme du monde »

Sur ce plan, Joe Biden n’est pas différent de Donald Trump. Sa mission première est de s’occuper du peuple américain, c’est ce qu’il dit tous les jours et ce qu’il a fait avec ses deux plans de relance. Et en matière de politique étrangère, il va poursuivre ce qu’il vient de faire en Afghanistan, il cherchera à se retirer plus ou moins de plusieurs régions du monde, comme le Moyen-Orient ou l’Afrique.

  • 2ème choix fondamental : priorité à la « guerre géopolitique » avec la Chine

L’AUKUS est la plus récente manifestation de son obsession de contrer la montée en puissance de la Chine.  La zone Indo-Pacifique sera son terrain privilégié d’action et l’océan Atlantique Nord ne l’intéressera plus guère.

C’est une chance pour la France et l’Europe de pouvoir prendre conscience des fondamentaux qui guideront l’Amérique dans les années qui viennent, car de nouvelles opportunités s’ouvrent à elles pour progresser dans la voie d’une plus grande autonomie.

  • Les opportunités que nous offre le Président américain pour progresser vers une plus grande autonomie de l’Europe

 La France et l’Union Européenne ont intérêt à développer leur coopération concernant la zone Indo-Pacifique pour deux raisons :

  • La première est que, dans cette région, vivent les 3/5ème de la population mondiale qui produisent 60 % de la richesse mondiale. C’est elle qui va connaître le taux de croissance le plus élevé de la planète. Or l’UE, qui est encore aujourd’hui la plus grande économie du monde avec 20 % du PIB mondial, a basé sa croissance sur ses capacités exportatrices exceptionnelles comme celles de l’Allemagne ou des Pays-Bas.
  • La deuxième concerne la France qui est le seul pays de l’UE ayant de nombreux territoires dans la région (2) représentant 9 millions de km2 de zone exclusive, où sont déployés 7 000 militaires et habitent environ 2 millions de personnes, et c’est la seule puissance nucléaire de l’UE.

L’Indo-Pacifique est donc un enjeu majeur à la fois économique, politique, diplomatique et de défense. La France a besoin de l’Europe, car elle ne peut, seule, s’occuper d’un territoire aussi vaste et l’UE doit s’appuyer sur la France pour se développer dans la région. On peut imaginer que Joe Biden ne se serait peut-être pas comporté de la même manière si le contrat avait été signé en 2016 avec un groupe d’entreprises européennes dont auraient fait partie Naval Group, mais aussi l’allemand ThyssenKrupp et peut-être d’autres industriels.

Où en est l’Europe aujourd’hui dans sa relation avec ces pays implantés dans cette zone de l’Indo-Pacifique, et comment celle-ci doit-elle évoluer ?

  • Tout d’abord, sur un plan économique et financier, remarquons que les échanges commerciaux sont déjà considérables puisqu’ils représentent 1.500 milliards d’euros en 2019, soit le flux commercial le plus élevé de la planète entre deux zones géographiques. L’UE est par ailleurs le plus important investisseur dans ces pays, bien supérieur aux États-Unis, et le plus gros contributeur en aide au développement.
  • D’autre part, sur un plan politique, comme l’écrit Françoise Parly, notre ministre de la Défense, dans son remarquable article publié dans le journal Le Monde , « L’ironie de l’histoire, c’est que les Européens venaient juste de concevoir une stratégie pour l’Indo-Pacifique quand ce partenariat Aukus a été rendu public » (3). Autre signe positif de solidarité : les trois représentants des instance européennes, Josep Borrell, haut représentant pour les relations extérieures a déclaré que « ce n’est pas une affaire bilatérale mais cela affecte l’UE dans sa totalité ». La Présidente de la Commission Ursula von der Leyen a estimé que « l’un de nos États membres a été traité d’une manière inacceptable. Nous voulons savoir ce qui s’est passé et pourquoi » et Charles Michel, le Président du Conseil européen a dénoncé « un manque de loyauté et de transparence. Il nous faudra avoir une explication franche ».

Pour le futur, que doit-on attendre ou espérer, en particulier du côté des dirigeants des pays européens ?

Pour la plupart des anciens pays de l’Europe de l’Est, le parapluie américain avec l’OTAN, même s’il n’est plus parfaitement étanche, demeure l’élément clef de leurs préoccupations en face de l’impérialisme russe plutôt que les problèmes relatifs au bassin indo-pacifique.

Pour les autres pays, il me semble difficile d’imaginer que les plus perspicaces n’aient pas considéré que cet échec était celui de l’Europe et donc le leur. Partant de ce constat, ils ont dû en tirer comme conséquence qu’il était urgent d’avancer plus vite dans le sens d’une Europe autonome. Ils seront ainsi tentés de rejoindre les positions du Président Macron, le seul dirigeant européen qui, ayant anticipé ce type de problème avec les États-Unis, avait préconisé une Europe plus « souveraine » en matière de défense, de sécurité, d’économie et de technologie. Toutefois, même si le président français avait vu juste, il aura besoin, comme à chaque fois pour faire avancer l’Europe, que l’Allemagne aille dans le même sens, ce qui n’est pas évident : les deux candidats à la Chancellerie pour remplacer Mme Merkel, Olaf Scholz du SPD et Armin Laschet de la CDU/CSU ne sont pas des personnalités très innovantes en matière de politique économique. Le modèle de la ménagère souabe qui ne dépense jamais plus qu’elle ne gagne et a horreur de la dette n’a pas entièrement disparu de leur subconscient. D’autant que les règles budgétaires adoptées par l’Allemagne en 2009 ressemblent comme deux gouttes d’eau au comportement de la ménagère : « Le frein à l’endettement » exige que l’État fédéral ne dépasse jamais un déficit structurel de 0,35 % du PIB et que les régions n’aient aucun recours à l’emprunt, sauf en cas de crise aigüe (comme celle du COVID).

Plus généralement, selon Moritz Schularick, professeur d’économie à l’Université de Bonn, « L’Allemagne n’est pas entrée dans l’ère de la société du risque. Nous ne sommes pas bien préparés à ce qui va venir… Or, nous sommes à un moment où, face, notamment, au enjeux climatiques, l’anticipation – et donc la prise de risque – est plus que jamais nécessaire (4). A défaut d’écouter les nombreux jeunes économistes allemands comme Moritz Schularick qui leur conseillent de relancer les économies de l’Allemagne et de l’Europe grâce à l’emprunt, peut-être Olaf Scholz ou Armin Laschet seront-ils plus attentifs aux arguments d’un chef d’entreprise comme Joe Kaeser, patron de Siemens : « Il faut en finir avec l’esprit de clocher politique en Europe. Il est urgent de voir plus grand et plus loin et de faire de l’UE une puissance économique mondiale, capable de rivaliser à armes égales avec les américains et les chinois. La meilleure façon d’y parvenir est d’adopter une politique étrangère, économique et de sécurité commune » (4).  On croirait entendre Emmanuel Macron.

 

(1) Naval Group est la société qui a remplacé la DCNS en juin 2017 pour poursuivre sa mission fondamentale de construction et d’entretien de l’ensemble des navires de combat de défense français dont les sous-marins nucléaires, les frégates et le porte-avions Charles-de-Gaulle.

(2) Les départements de la Réunion et de Mayotte, les collectivités de Nouvelle Calédonie et de Polynésie, Wallis et Futuna et les Terres australes et antarctiques (TAAF).

(3) Voir l’article du Monde du 25/09/21 dont le titre résume bien l’enjeu fondamental « Soit l’Europe fait face, soit l’Europe s’efface ».

(4) Voir l’article du journal Le Monde des 19 et 20 septembre 21 sur l’Allemagne intitulé « Derrière la prospérité, la vulnérabilité ».

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2 commentaires sur “AUKUS, un camouflet pour la France, mais aussi une opportunité pour l’UE de faire un bond en avant vers plus d’autonomie politique 

  1. Cher Jean, merci pour ton nouvel article, toujours intéressant et clairvoyant . J’ai placé le commentaire suivant à sa suite :

    Bonjour Jean, j’ai lu avec intérêt (en audio-lecture) ton nouvel article. Une fois de plus, je me sens sur la même longueur d’onde que toi. J’espère donc que ces évènements au premier abord fort regrettables, comporteront des aspects positifs en poussant notre chère Europe à voir grand et loin et s’unifier plus sur les plans politique et de la défense.

    La carte illustrant ton article est claire et affiche bien les enjeux. Amicalement;

    >

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    1. Merci Claude pour ta réaction ; je reçois pour chaque article plusieurs mails qui ne passent pas par mon blog. La plupart vont dans le même sens que toi et d’autres s’interrogent sur la manière dont les Allemands réagiront. S’ils ne changent pas de position, il est clair que l’Europe n’avancera pas, le binôme France-Allemagne étant le seul moteur possible de l’UE.

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