C’est la première fois que nous allons être plongés dans une crise économique décidée par la plupart des gouvernements de la planète pour sauver des vies humaines. A la différence des grandes crises de 1929 et de 2008, l’économie mondiale a été arrêtée par des décisions politiques et elle a chuté dans des proportions considérables en un temps record, puisqu’en France la période de confinement n’a duré que du 17 mars au 11 mai, soit moins de 2 mois. Or, en si peu de temps, l’arrêt de l’activité provoquera pour l’année 2020 un chômage et une récession comparables à ceux des grandes crises précédentes : au 1er trimestre, 500 000 emplois ont été supprimés et la prévision actuelle au cours de l’année 2020 est une baisse de l’activité de 11 % par rapport à l’an dernier. Derrière ce chiffre global de – 11% se cache une réalité source d’angoisse pour beaucoup de personnes.
Car, en simplifiant, cela signifie que la production et la consommation de biens et de services en France va diminuer de 11 % et que les revenus baisseront également dans les mêmes proportions. Cette chute des revenus sera inégalitaire, certaines personnes comme les fonctionnaires et les retraités ayant des réssources assurées, alors que d’autres, en situation précaire, subiront de plein fouet ces baisses, même si des aides leur sont accordées. Le problème est donc de voir pourquoi on en est arrivé là.
1° Pourquoi en est-on arrivé là ?
La pandémie et la crise économique sont des phénomènes qui ont touché tous les pays du monde, mais dans le cas de la France, ils ont révélé des faiblesses spécifiques que j’avais décrites il y a 4 ans(1) comme étant la source principale des problèmes de la société et de l’économie françaises. J’expliquais que les administrations françaises n’ayant jamais été profondément réformées pendant presque 40 ans souffraient de nombreuses rigidités, certaines tenant à l’existence de règles statutaires immobilisant le « mamouth », d’autres tenant au fonctionnement des organisations publiques où le devoir d’obéissance n’était pas toujours respecté et pas sanctionné, où l’usage de la transversalité était très insuffisant et où le critère d’ancienneté était le facteur principal de la rémunération, la capacité d’initiative étant peu valorisée. Pour toutes ces raisons, les administrations étaient de moins en moins capables de répondre aux besoins des citoyens et des entreprises et elles étaient devenues de plus en plus sous-productives, handicapant le secteur privé en le rendant insuffisamment compétitif. C’est pourquoi, je prescrivais que « La priorité doit être donnée à la réforme des administrations publiques en commençant par la plus importante qui est celle de l’État »(2).
La pandémie par sa violence a fait exploser les structures rigidifiées de l’État, du système de santé et des collectivités territoriales qui ont été incapables de réagir d’une manière opportune dans un premier temps. L’historien Marcel Gauchet juge ainsi ces trois administrations : selon lui, « L’État a montré son pire visage, soit une étroitesse bureaucratique, un côté tatillon, autoritaire, voire persécuteur, sans se montrer efficace pour autant », « Notre système de santé, supposé l’un des meilleurs du monde s’est révélé sous-dimensionné et très mal géré », « Quant aux pouvoirs décentralisés, ils ont pris des initiatives dans la cacophonie. Tout cela a donné l’impression, impalpable, d’une défaillance collective »(3). Le jugement de Marcel Gaucher n’est pas très aimable pour nos trois administrations, mais il exprime une réalité que nous avons tous pu observer : rien n’avait été prévu pour faire face à une pandémie, et la France se trouva fort dépourvue quand le coronavirus fut venu.
Passée cette période de sidération où la France complètement groggy ne savait plus où donner de la tête, on a vu rapidement éclore sur tout le territoire des initiatives improbables ayant comme trait commun de ne pas s’inscrire dans les normes du fonctionnement habituel des administrations. C’est cette retombée positive de la pandémie que je vais maintenant présenter dans le § suivant.
2° La pandémie source de nombreuses initiatives innovantes
Paradoxalement, la période du confinement qui a obligé la plupart d’entre nous à vivre reclus dans nos logements a été un grand moment de créativité où ont émergées des initiatives portées par des personnes entreprenantes qui se sont rassemblées pour faire face à des évènements d’une violence extrême.
Ce que les gouvernements ou les consultants n’ont jamais réussi à faire pendant des années, le coronavirus l’a réalisé en quelques semaines. Le secteur de la santé en est l’exemple le plus emblématique. Un article du journal Le Monde du 12/05/20 témoigne du vécu des soignants pendant cette période de tension extrême : « D’habitude, on ne nous parle que de tarification d’activité, de rentabilité, de fermetures de lits, d’augmentation de l’activité et de réduction du personnel. Là, d’un seul coup, il n’était plus question de tout ça, mais de l’intérêt des malades ». « On a eu l’impression d’être libérés, comme si on avait ouvert une porte de prison ». « La concurrence entre médecins, entre disciplines, entre personnels médicaux et paramédicaux, entre seniors et internes, s’est subitement évaporée ». « C’était comme une grande famille qui se retrouve, la glace qui se brise, des distanciations et hiérarchies qui n’existent plus, il y avait plus d’attention pour les brancardiers, les infirmières, les aides-soignants, c’est ce qui nous a permis de tenir, alors que l’on était dans l’œil du cyclone ».
La question est maintenant de savoir comment cette « parenthèse hors normes » pourra être pérennisée, ce qui exigera que les dysfonctionnements indiqués au 1er § soient traités par des réformes profondes comme une refonte des règles statutaires, des modalités de promotion, d’organisation des services de santé etc. Ce type de réforme n’a rien d’utopique puisque certains services hospitaliers avaient mis en place avant la pandémie des fonctionnements innovants qui préfigurent ce qu’il faudra réussir à faire après le Ségur de la Santé. Deux exemples parmi d’autres : dans le service d’hématologie et de thérapie cellulaire de l’hôpital de Tours, le chef de service Emmanuel Gyan organise régulièrement de 9 à 10 heures une réunion avec l’ensemble des soignants pour faire le point sur les personnes hospitalisées « pour les accompagner dans leur globalité, en croisant les regards des différentes professions sur l’évolution de la maladie et du traitement, mais aussi l’état psychologique, les situations familiales et financières et les besoins en soins de support ». « Il donne la parole d’abord aux aides-soignantes qui présentent chacune leurs patients. Puis les infirmières et les médecins fournissent des informations sur l’avancée des examens ou la prise en charge médicale ». A propos d’une malade qui a fait une rechute avec un mauvais pronostic, à partir d’informations fournies aussi bien par l’aide-soignante que par les autres soignants, un arbitrage a été fait entre la poursuite d’un traitement curatif qui oblige la malade à rester à l’hôpital ou des soins palliatifs afin qu’elle vive le mieux et le plus longtemps possible à domicile(4).
Autre témoignage, celui de Marc-Olivier Bitker, chef du service d’Urologie et de Transplantation rénale de la Pitié-Salpêtrière, « Les relations avec le personnel non médical sont fondamentales. Si l’ego d’un chirurgien est déjà fort, et si être, par ailleurs, professeur de médecine élève cette force au carré, devenir chef de service l’élève désormais au cube. Pour un chef de service, reconnaître, in fine, qu’il ne serait rien sans ses collaborateurs non médecins, en l’espèce le brancardier, l’aide-soignante ou la secrétaire, n’est pas forcément spontané »(5).
Chacun a en tête d’autres exemples analogues où ont émergé dans des organisations diverses, associations, entreprises, mairies, départements, régions etc. des fonctionnements innovants qui ont bouleversé en quelques jours le train-train quotidien.
Mon prochain article sera dans le prolongement de celui-ci : il s’agira de voir comment la relance va se faire et si elle tient compte des enseignements positifs tirés de cette période d’extrême tension.
(1) Jean Grandclerc, « Réformer la France : mission impossible ? » éd. L’Harmattan décembre 2016
(2) Voir dans les pages 149 et 150 de l’ouvrage cité ci-dessus les 4 raisons qui expliquent pourquoi il faut commencer par réformer l’État, puis poursuivre par les secteurs de la santé et des collectivités territoriales
(3) Article intitulé « Nous ne jouons plus dans la cour des grands » dans « le Monde » des 7 et 8 juin 20
(4) Article intitulé « Hôpital Remettre l’humain au cœur des organisations » dans « le Monde » du 18/01/17
(5) Article intitulé « La leçon de management du patron d’un grand service de chirurgie » dans le journal de l’École de Paris n° 133 s
Bonjour Jean, merci pour ce nouvel article qui m’ a bien intéressé. Il confirme bien entendu l’urgence d’effectuer les réformes de fond nécessaires pour dégripper le fonctionnement de la fonction publique, nationale et territoriale.
Est-ce que ton article suivant que tu annonces pourrait traiter, entre autres, des comparaisons d’impréparation devant la pandémie chez nos principaux voisins : R U, Allemagne, Italie, voire Espagne et Pays-Bas ?
Je suppose que tu parleras aussi de l’incidence de ces événements sur la construction européenne. Grand merci ! Amicalement.
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